Une approche borroméenne de la fonction du symptôme – Nomination et nouage
Auteur: GUILLEN Fabienne
Une approche borroméenne de la fonction du symptôme – Nomination et nouage
Une approche borroméenne de la fonction du symptôme – Nomination et nouage
Fabienne Guillen
Il me semble que l’enjeu principal du séminaire XXIII consacré à Joyce, le sinthome tenu par Jacques Lacan entre 1975 et 1976 réside dans son approche borroméenne de la fonction du symptôme. Cette nouvelle approche du symptôme lui permet une perspective tout à fait inattendue. Le symptôme passe de l’avoir à l’être. Jusque là, le sujet avait des symptômes, qui étaient et sont encore toujours considérés comme un signe de morbidité, même si Freud les avait déjà, en quelque sorte, réhabilités en les considérant comme des défenses, d’où son terme de psychonévroses de défense. Plus, même dans la psychose, Freud considérait le délire comme une tentative de guérison. Avec ce séminaire, Lacan amène cette idée nouvelle qui heurte notre sens clinique habituel, l’idée d’une identification du sujet au symptôme.
Bien évidemment, cette idée nécessite la conception sinon d’une unicité du symptôme, du moins d’un symptôme fondamental. De même qu’il avait dégagé le fantasme fondamental des fantasmes divers chez un même sujet, il dégage le symptôme fondamental des divers symptômes qui constituent la structure clinique d’un sujet. Je pense d’ailleurs que c’est pour cette raison qu’il éprouve le besoin de changer l’orthographe du terme symptôme en recourant au vieux français où il déterre une nouvelle façon de l’écrire : « le sinthome ». Cette nouvelle écriture, en dehors du fait qu’elle nous indique un changement de la fonction du symptôme, un tournant dans sa théorisation, joue aussi, comme il est habituel chez Lacan sur l’équivoque, qui plus est ici, sur une équivoque translinguistique. Inspiré par Joyce, sans doute, Lacan relève le sin qui signifie en anglais le péché, la faute originelle, mais on pourrait aussi mettre en relief (là, c’est moi qui le dis) le home qui signifie la maison, le chez soi. De fait, il y a longtemps que Lacan nous a martelé que le propre de l’humain se caractérise d’habiter le langage et que la conséquence de cette résidence implique une fracture indélébile du sujet d’avec le réel, et partant d’avec sa propre jouissance. Le sujet comme effet du signifiant, se retrouve en exil par rapport à sa jouissance. D’où la nécessité du symptôme pour venir nouer ces deux dimensions absolument exclusives l’une de l’autre, le symbolique et le réel.
Il est important, à mon sens, de distinguer la structure comme structure de langage, des formes d’assujettissement à la structure dont dépendent ce qu’on appelle la structure du sujet. Chaque sujet se positionne de façon singulière par rapport à l’Autre avec un grand A, le lieu du signifiant, et de façon particulière dans les trois types habituellement distingués par la clinique : névrose, psychose et perversion. La clinique borroméenne est une tentative d’identifier la façon dont un sujet s’est assujetti à la structure langagière par le nœud qui le constitue des trois registres dégagés par Lacan depuis 1953, et qu’il appelle « mes trois » : le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Le réel du sujet, c’est la nature du nœud, c’est le nœud lui-même. On ne peut comprendre la tentative de logiciser la clinique par le nœud borroméen si on ne garde pas à l’esprit que, pour Lacan, le réel est à la fois une des trois consistances, un des ronds de ficelle, mais aussi le nœud lui-même. Je précise cela car ça peut être sinon, à l’origine d’un certain nombre d’incompréhensions.
Revenons donc à l’essentiel de ce que je souhaite mettre en relief aujourd’hui, c’est-à-dire ce changement de perspective quant à la fonction du symptôme que Lacan élabore dans ce séminaire sur Joyce. Dans son retour à Freud, Lacan avait dégagé à travers le déchiffrage du symptôme, essentiellement jeu de substitution signifiante métaphorique et métonymique, sa fonction de « retour de la vérité dans les failles du savoir ». A partir de ce séminaire, l’accent se porte sur un aspect plus positif de la fonction du symptôme, celle de représenter la résistance du réel du sujet à être recouvert par le symbolique. Entendez cela comme l’impuissance de structure du symbolique à « significantiser » (c’est un néologisme, disons signifier) entièrement l’être du sujet, le symptôme permettant alors de nouer, de faire tenir ensemble la vérité du sujet comme sujet de l’inconscient et le démenti du réel comme sa part impossible à énoncer par la parole, mais possible à écrire par la lettre. Il y a l’idée qu’une psychanalyse sert à réduire le symptôme du signifiant qui implique le sens, à la lettre qui marque la limite du sens. Je vous rappelle que la lettre se distingue du signifiant en ceci, que, contrairement à celui-ci dont la caractéristique est de ne pouvoir jamais être identique à soi-même, la lettre se caractérise justement par une identité de soi à soi. Remarquons que cette identité de soi à soi implique une mise hors jeu du sens qui nécessite, lui, par définition, au moins deux signifiants, un glissement métonymique ou une substitution métaphorique. Par là même, la lettre a quelque chose à voir avec la question de la nomination. Nous allons y revenir.
Pour saisir l’importance pour le sujet de ce changement de perspective sur le symptôme, il convient de garder à l’esprit la différence entre l’identification qui ressort du symbolique et de l’imaginaire, donc du sens et de la vérité, de la nomination qui ressort du réel, soit de ce qui ex-siste au sens. Ex-sister, en deux mots, littéralement, c’est se tenir hors de… Précisons que Lacan place le sens, dans son nœud borroméen, à l’intersection du symbolique et de l’imaginaire, en dehors du cercle du Réel.
C’est en effet sur cette question de la nomination que Lacan avait terminé son séminaire précédent, « RSI ». On peut dire que cette question n’était pas nouvelle pour lui, car j’ai eu la surprise en relisant sa conférence de 1953 sur, le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel qui a été rééditée par Jacques-Alain Miller, de voir qu’il parlait déjà chez l’homme, de son « horreur de l’anonymat ». Il évoquait cet étrange besoin chez l’être parlant, de nommer dans l’amour, au moment de l’orgasme, son partenaire sexuel du nom d’un légume des plus vulgaires ou d’un animal des plus répugnants (chou, rat…etc). De même, convoquait-il les appellations animales comme supports plus ou moins totémiques que l’on retrouve régulièrement dans la phobie, celle des enfants en particulier. Ces deux exemples montrent que le signifiant vaut moins dans ces cas, par sa signification que par son pouvoir de nomination. Pour bien fixer les idées, je dirai que cette trouvaille de Lacan, de se saisir du nœud borroméen pour cerner la condition humaine, comporte deux volets :
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Au niveau de chaque sujet, la nécessité de rendre compte de l’articulation du corps, de l’inconscient et de la jouissance, respectivement l’imaginaire, le Symbolique et le Réel.
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Au niveau du rapport entre les sexes, la nécessité d’un troisième rond de ficelle pour nouer les deux qui ne sont pas noués entre eux (c’est le non-rapport sexuel).
Mais là, se pose à Lacan une nouvelle question devant ce nœud borroméen qu’il ne considère pas comme une simple métaphore mais comme le réel même de la structure. Qu’est-ce qui peut venir distinguer les trois ronds absolument équivalents dans ce nœud borroméen puisqu’il suffit de la rupture de n’importe lequel, pour que les deux autres soient libres ? Ce qui le différencie du nœud olympique où, si on coupe un rond de ficelle, les deux autres restent enlacés. D’où la question : lequel des trois peut donc mériter le titre de Réel ? Si le Réel commence au nombre trois, et même si le nombre domine le sens (entendez : le Réel domine le symbolique), ne faut-il pas introduire un quart élément à ces trois registres RSI, élément qui va permettre de les nommer ? Là, entre en scène la nécessité du nœud à quatre, mais en même temps une nouvelle question des plus ardues : la nomination elle-même, relève-t-elle de l’Imaginaire, du Symbolique ou du Réel ? De quelle nomination s’agit-il ? Après avoir lancé brutalement à ses auditeurs, dans sa dernière leçon de RSI, cette hypothèse clinique suivante qui fait un pont avec la clinique freudienne : l’inhibition serait la nomination de l’Imaginaire, l’angoisse, la nomination du Réel et le symptôme, la nomination du symbolique, Lacan se promet d’interroger l’année suivante ce qu’il convient de donner comme substance au « nom de père ». Je dis bien « nom de père » et non « Nom-du-Père » en espérant que l’édition que j’ai de l’Association Freudienne Internationale soit fiable dans la retranscription de ce séminaire, car il n’est pas édité à ce jour.
Cela me parait avoir l’intérêt d’évoquer l’épineux problème de savoir quel nom on peut attribuer au père ? Dans la première leçon du séminaire suivant, Joyce le sinthome, après avoir dit qu’il avait renoncé à son projet intitulé 4, 5, 6, c’est-à-dire un nœud à 6, dans le but de pouvoir justement nommer les trois consistances RSI pour les distinguer, il préfère en rester au nœud à quatre. Il dit avec humour qu’au nœud à 6, il n’y aurait pas survécu ! Il fait alors l’hypothèse que les trois ronds RSI comme non noués d’emblée, représenteraient la position initiale de ce que Freud appelait la perversion polymorphe chez l’enfant. Il va donc en falloir un quatrième dont la fonction est de nomination, pour nouer de façon borroméenne les trois autres. Là arrive explicitement l’idée de Lacan que le père, la fonction paternelle est un véritable symptôme. La réalité psychique constituée par le complexe d’Œdipe vient nouer borroméennent les trois registres non noués dans la perversion polymorphe infantile de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel. Il appelle cela, le nœud de Freud.
Alors, pour fixer un peu nos idées, je vous propose un petit retour sur quelques bases terminologiques concernant ce qu’on peut appeler la décomposition de la fonction paternelle :
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Premièrement, ce qui est un invariant : il faut différencier le père de la réalité soit le géniteur, de la fonction paternelle qui est un opérateur structural et peut tout à fait être supporté par quelqu’un d’autre que le géniteur. Cette idée pourrait éclairer tous les comités éthiques sur les diverses formes de procréation médicalement assistées.
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Deuxièmement, la fonction paternelle se diffracte en quatre termes qui eux-mêmes subissent une évolution et des glissements d’affectation tout au long de l’enseignement de Lacan. La trilogie, père symbolique, père imaginaire, père réel d’un côté. Le Nom-du-Père de l’autre.
Très schématiquement, j’ai essayé de dégager quelques repères pour nous permettre de comprendre comment Lacan en vient à cette équivalence du père et du symptôme, c’est-à-dire au fait que la fonction paternelle a une fonction de nouage :
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Le Nom-du-Père que Lacan fait équivaloir dès le début à une réduction logique du mythe freudien de l’Œdipe se présente d’abord au moment de la question préliminaire… comme une métaphore. A ne pas confondre avec le patronyme, le Nom-du-Père représente dans l’Autre, le signifiant qui désigne l’Autre de la Loi (La Loi étant à prendre avec un grand L comme les lois de la parole). Ce signifiant tente de « significantiser » dans le phallus, l’objet du désir de la mère auquel le sujet, du coup, va pouvoir s’identifier. Nous sommes là dans l’idée d’une prééminence du Symbolique sur l’Imaginaire et dans l’espoir que le Symbolique arrive à recouvrir le Réel.
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Pourtant dès le séminaire sur la relation d’objet, Lacan faisait une place décisive au père réel, qui n’était pas encore bien différencié du père de la réalité, pour qu’il puisse avoir la fonction de faire tenir ensemble la mère, l’enfant et le phallus. Remarquons que cette idée impliquait déjà une fonction de nouage. Même si le père réel était à entendre alors simplement comme père de la réalité, et non comme la fonction logique qu’il lui a donnée dans son acception ultérieure, Lacan laissait déjà pressentir que la fonction paternelle devait bien excéder sa seule consistance symbolique. La nécessité de ce que Lacan a appelé un temps « la grosse voix » du père, la demande incessante de Hans à son père d’être moins gentil, impliquait déjà que le père de l’enfant ne pouvait activer sa fonction symbolique sans y aller de sa personne, du réel de son être, je dirais de son énonciation.
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D’où la récusation du père symbolique en 1971 à partir du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, après la remise en cause quelques années plus tôt dans l’Envers de la psychanalyse des mythes freudiens sur le père. En effet Lacan y relevait la contradiction manifeste entre le mythe de Sophocle (l’Œdipe) et celui de Totem et Tabou (le père de la horde primitive), en faisant remarquer que le meurtre du père a, dans ces deux mythes, deux conséquences absolument opposées : la possible jouissance de la mère dans le premier cas (dans le mythe œdipien), l’interdit absolu de cette jouissance qui fonde la Loi de l’interdit de l’inceste par les fils, dans le second cas (dans le mythe du père de la horde). Disqualifiant dès lors, le meurtre du père comme étant seulement un rêve de névrosé, Lacan faisait, en conséquence, de l’interdit une simple couverture à l’impossible accès, de structure, à la jouissance de la chose, incarnée par la mère. La notion de castration en était radicalement changée. L’impossible recouvrement du Réel par le Symbolique (c’est cela la véritable castration) imposait une défaillance structurale de la fonction paternelle jusque dans la névrose, qui venait dès lors imposer le symptôme comme nécessaire au sujet. L’élaboration de l’objet petit (a) permit à Lacan de rendre compte de cette part du sujet qui excède son identification dernière au phallus symbolique. Le père réel passa au premier plan, non pas en tant que père de la réalité, mais en tant qu’opérateur logique de la fonction d’exception. C’est « son dire que non » à la fonction phallique, qui va assurer désormais l’universel de la castration, l’exception qui confirme la règle.
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On peut faire la remarque ici que cette discordance entre le Réel et le Symbolique, soit l’impossible représentation de la chose par le signifiant, ont amené Lacan à déplacer l’accent des lois de la parole vers la nécessité d’une écriture logique pour tenter d’attraper un impossible à dire. Nous sommes là au moment des formules de la sexuation qu’il achève dans le séminaire XX.
Ceci nous amène à ce qui nous occupe aujourd’hui, la dernière élaboration de la fonction du père à partir de la topologie borroméenne dans ce séminaire XXIII.
Cette dernière élaboration tente de prendre en compte le paradoxe logique qui consiste en une impossible auto nomination du symbolique sans qu’apparaisse la dimension d’une imposture. Cela nous permet de comprendre pourquoi cette question de l’imposture revient si souvent dans le discours des analysants.
Déjà, dans le séminaire interrompu des Noms-du-père, Lacan avait commencé à laisser entrevoir que la pluralité des Noms-du-père était la conséquence d’un imprononçable du nom de Dieu. Il avait enfoncé le clou dans la préface à l’Eveil du printemps de Wedekind pour faire valoir qu’il n’y a pas de nom qui convienne au père. Dès lors, la fonction paternelle va glisser d’un « dire que non » à un « dire qui nomme ». Mais là, il ne faut pas confondre, et penser que l’accent est à mettre sur la nomination en tant qu’il s’agirait de donner un nom aux choses comme le fait le Dieu de la Genèse. En fait, il délègue d’ailleurs cette tâche à Adam. L’accent est à mettre sur le dire qui ex-siste à l’ensemble des dits. Le dire, contrairement à l’énonciation, est de l’ordre de l’écrit et assure l’existence en tant qu’en dehors du symbolique. Je vous rappelle que dans RSI, Lacan associe l’Imaginaire à la consistance, le Symbolique au trou, le Réel à l’ex-sistence. Par son « dire qui nomme », le Nom-du-Père (mais peut-on encore l’appeler ainsi ?) garde inviolable le trou du symbolique par sa fonction d’ex-sistance. C’est ainsi qu’il peut assurer sa fonction de nouage entre l’inconscient que Lacan fait équivaloir alors au Symbolique, le corps qu’il fait équivaloir à l’Imaginaire et le Réel qu’il fait équivaloir à la jouissance.
Par cette fonction qui assure le réel du nœud, le père n’est plus seulement cette fonction d’exception qui assurait, dans la logique du tableau de la sexuation, « le dire que non » à la fonction phallique, mais devient « un dire qui nomme » et, partant, « un dire qui noue ». Vous voyez donc le renversement de perspective. C’est en essayant de théoriser le cas de James Joyce pour qui le père était radicalement carrent, parce que démissionnaire de façon décidé (Lacan va même jusqu’à cette déclaration quelque peu étonnante qu’il s’agirait, ici, d’une Verwerfung de fait), qu’il élabore la question du sinthome. Car Joyce a réussi à suppléer à cette carence paternelle par son art d’écrire, ce qui permet à Lacan d’élaborer une nouvelle approche de la fonction paternelle à partir de la fonction du sinthome qui conjoint la nomination du symbolique et le nouage des trois consistances RSI. Comment cela ? Le nouage n’est possible que si la fonction du trou est assurée. Or, nous avons déjà vu que cette fonction du trou est dévolue au symbolique. Ici surgit une nouvelle question : si c’est le symbolique qui nomme toutes choses, qui peut venir nommer le symbolique ? On peut dès lors s’apercevoir que la fonction de nomination n’est pas tant de donner un nom au symbolique pour en faire une tautologie, que d’assurer la nomination de son trou qui est là de structure comme l’a démontré le théorème de Gödel. Cette nomination du trou du symbolique si elle vient à le masquer, lui donne surtout l’assurance de ne pas être bouché et de rester inviolable grâce à un « dire nommant », un point de réel qui ex-siste au sens et qui, par là, assure un en-dehors du symbolique.
C’est à ce joint que le symptôme mais aussi bien le Nom-du-Père sont reconsidérés par Lacan non plus comme simple métaphore porteuse de vérité mais comme lettre, soit le réel du symbolique assurant une fonction de nomination. Ainsi, depuis son séminaire antérieur sur RSI, Lacan avait avancé que ce qui est l’essentiel du père dans sa fonction ne concerne pas son rapport à la Loi symbolique mais le réel de sa jouissance, d’avoir réussi à faire d’une femme son symptôme. Faute de pouvoir avoir La femme comme partenaire du rapport sexuel, il consent à faire d’une femme, la cause de son désir et la lettre qui lui permet de jouir de son inconscient. Ce faisant, il impose la version singulière de sa jouissance, sa père-version, qui vient assurer au sujet un en-dehors du symbolique, un point inanalysable, un obstacle au rapport sexuel. Cette père-version vient assurer pour le sujet la fonction d’exception qui lui épargne de devoir l’assumer à lui tout seul.
Ce n’est pas le cas de Joyce qui est, comme Lacan le dit, chargé de père. Qu’est ce que ça peut bien signifier sinon qu’il doit, par son savoir faire, plutôt par son savoir y faire, assumer à lui seul, cette fonction de nomination du symbolique qui permet le nouage des trois dimensions RSI. De part en part, tout au long de ce séminaire, on voit Lacan tâtonner, se questionner, affiner ses hypothèses concernant Joyce, tout en ne cessant de se demander s’il était fou. Je pense personnellement que Lacan pensait Joyce fou, il en donne d’ailleurs suffisamment d’arguments, et que c’est pour cela qu’il considérait que son art d’écrire a constitué pour lui une suppléance, non pas seulement au défaut de la structure d’une impossible auto nomination (c’est le cas de tout sujet), mais une suppléance réussie à cette Verwerfung de fait, du Nom-du-Père. Son œuvre d’écrivain aurait évité à Joyce une décompensation psychotique, ce qui n’est pas tout à fait exact si on prend en compte le bref épisode délirant qu’il aurait connu dans sa relation à sa femme Nora, épisode que Lacan passe d’ailleurs sous silence. Je me suis toujours demandé pourquoi. Malgré tout, on peut légitimement se poser la question de savoir ce qui est vraiment venu, chez l’écrivain, assurer la fonction de nomination du symbolique nécessaire au nouage de RSI. Je fais ici volontairement l’impasse sur la nature topologique du nœud de Joyce, sur lequel Lacan avance plusieurs hypothèses tout au long du séminaire.
Il est habituel entre nous de se précipiter sur l’idée que Joyce, par son art d’écrire, s’est assuré un nom, celui de « The Artist », « L’artiste ». Lacan le dit d’ailleurs comme ça. On comprend bien la nécessité, pour Joyce qui était chargé de père, de venir occuper à lui seul la fonction d’exception. Pas question d’être un artiste entre autres, c’est-à-dire d’en passer par les fourches caudines de la castration. Mais où réside exactement l’efficacité de son écriture qui lui a permis de réussir l’exploit qu’il s’était fixé, d’occuper à l’étude de son œuvre les universitaires pendant au moins trois cents ans. Je vous propose ici, pour conclure et en discuter, l’hypothèse suivante : c’est d’avoir porté son écriture à la puissance de l’énigme qui a fait fonction pour lui de démenti du réel. Cet art si particulier de manier la lettre lui aurait permis de s’assurer d’un en dehors du symbolique et par là, d’un « dire nommant » non assuré par le père.