De lire, de la rencontre à la publication
Auteur: ASSOR Dominique
De lire, de la rencontre à la publication
De lire, de la rencontre à la publication
Ma rencontre avec Michel Lapeyre est largement marquée par la question du symptôme. Jeune étudiant n’ayant alors jamais lu Lacan, j’assistais aux cours de maîtrise de Michel Lapeyre sur la création. Je ne l’avais pas encore croisé, mais eu au téléphone pour qu’il m’acceptât dans son séminaire sur la création, dont il faut bien dire que je ne voyais pas tellement l’intérêt. Et je me souviens très précisément de premier temps de rencontre : il s’asseyait au bureau, visiblement content d’être là, et se mettait à lire ce qu’il avait souvent écrit vers 6:00 du matin. Je me souviens de ses rougeurs et de ce ton qui, à l’instar des mots précisément choisis et répétés, nous donnait à entendre toute l’attention qu’il portait à sa question et surtout un amour du savoir hors pair, et plus encore un désir de transmettre. Or, cette première fois je me suis dit : ce gars arrive là avec son symptôme, le pose sur le bureau, et nous fait cours ! Je n’avais à ce moment pas grande idée de ce qu’est le symptôme mais je crois qu’aujourd’hui je pourrais dire à peu près la même chose. Il réussissait à nous passionner à partir de ce qui pour lui faisait question, embarras, et qu’il nouait avec une grande joie en un savoir toujours en extension si je puis dire. Ces cours avaient sur nous, jeunes passionnés par la psychanalyse, un effet tel que les questions fusaient et aussi les remises en questions de la théorie elle-même…bref, avec Michel Lapeyre nous pouvions tirer les ficelles de nos propres nœuds et nous autoriser à aller au-delà de la simple nécessité universitaire : ce qui nous était transmis avait un lien avec notre désir de savoir. J’y reviendrais. Mais je pose déjà la question : ce désir de savoir n’est-il pas ce qui peut donner forme à un nouage aux autres, comme effet de symptôme ? En tous cas, il y a là des effets de transfert précieux pour s’engager dans une voie telle que la mise au travail du savoir analytique.
Nos rencontres étaient fréquentes avec Michel Lapeyre. Une fois diplômé, je suis allé le voir pour parler de ma pratique. Il s’avère que nous étions aussi voisins de la rue Denis Papin et de ce fait nous avions les mêmes libraires par qui cette aventure a commencé. C’est en effet par eux que la demande que quelqu’un s’occupe des écrits de Michel Lapeyre a transité. Monique Lapeyre leur en a parlé, et ils ont pensé à moi. J’appelais donc Monique Lapeyre, et le travail commença rapidement.
J’allais travailler au bureau de Michel Lapeyre tous les jeudis après-midi pendant un an et demi à peu près. Je m’asseyais à sa chaise, et je lisais, lisais, lisais. Je lisais d’abord sans trop savoir où j’allais. Il y avait des milliers de pages à lire, là dans son bureau, évidemment avec toute la difficulté que cela pouvait représenter du côté de la responsabilité que ça engageait. Il fallait aussi que je me débarrasse de la question de la légitimité ou non à y être à cette place. Et puis tout de même la rencontre des symptômes : la lecture n’est pas pour moi une mince affaire !
Un symptôme apparu très vite : je piquais du nez dès que, en ces débuts d’après-midi, je me mettais à lire. Je ne pouvais pas faire autrement, et à chaque fois, un peu honteux, il me fallait accepter de dormir quelques minutes, assis au bureau. Je crois aujourd’hui, comme me l’a soufflé un ami, qu’il me fallait me réveiller dans ce bureau. Après cela je ne chômais pas !
J’ai vite trouvé un classement : Théorie et Clinique, psychanalyse et Politique, psychanalyse et féminin, psychanalyse et création, travaux universitaires, séminaire d’Albi, textes d’écoles ou d’association…. et un rythme : je lisais, classais, et jetais aussi : pour cela Monique m’a beaucoup aidé ! Michel Lapeyre lui ne jetait rien : je me trouvais en face de centaines de pages toutes écrites à la main. D’abord des centaines de pages de brouillons, puis le tout réécrit au propre d’aussi plusieurs centaines de pages, sans compter les notes, les références, bref, chacun de ses textes était travaillé comme jamais je n’avais vu ça avant. C’était un vrai trésor. Et j’étais assez seul dans ce travail, ce qui allait créer chez moi une nécessité : celle de rendre public certains écrits qui n’étaient encore publiés. Marie-Jean Sauret me glissa le mot de recueil qui fera son chemin. Mais cela aussi nécessitait un choix, une sélection. Je crois que cette rencontre avec Michel Lapeyre et ce que j’avais perçu chez lu et nommé, symptôme, était encore là. Je voulais que les textes en question soient aussi des textes qui disent l’homme qu’il était, c’est à dire quelque chose de son humanité, et qui souvent avait trait à une éthique. Le psychanalyste et l’homme.
Puis il y eut le déménagement de Monique Lapeyre, et je prenais chez moi la dizaine de cartons des écrits, plus à peu près une vingtaine d’autres pleins de revues et de livres de psychanalyse. Je pris un autre rythme et les années passèrent sans que le travail entamé ne trouve son issue…
Entre temps j’avais rejoint le collectif albigeois CPP et travaillais avec ces quelques autres aux questions passionnantes que suscitent l’artiste et l’œuvre. Michel Lapeyre participait à ce collectif et l’animait même je crois. Son absence créait une difficulté à se mobiliser, c’est en tous cas ce que je ressentais en arrivant: je leur proposais même à un certain moment de le faire Autre et de nommer ce collectif : collectif Michel Lapeyre… Pendant un temps donc, le travail autour de ces écrits et ce collectif n’était pas reliés. Il y a de cela un an et demi, je proposais à Rémi et Isabelle de constituer avec moi un collectif pour donner forme à ce recueil en vue d’une publication ; Je sortais enfin de la solitude. Ce qui dans mon parcours n’est pas rien ! Il y a quand même quelque chose à dire de ce qui se joue, notamment en fin d’analyse et après, dans le passage au collectif. Certainement que le passage du symptôme au sinthome est une façon de lire l’enjeu pour un sujet dans ce lien au collectif. Il y a peu de temps, dans une discussion, cette formule me venait : Je m’entends m’enseigner de ce que je ne savais pas savoir : voilà ce qu’un collectif peut avoir de rencontre avec le savoir, c’est à dire ce qui se déduit de que l’on accepte d’être enseigné. Car il me semble que si le savoir est différent de la connaissance, c’est en tant qu’il se déduit, émergeant dans un euréka comme nous disait Lacan. C’est ce que je rencontre avec le collectif Création, Psychanalyse et Politique (CPP), mais aussi avec certaines lectures. Si la connaissance a son importance, ce n’est pas sans un sujet qui la porte et la transforme en savoir. Cette digression pour faire un lien avec le symptôme, la création et la lecture. Pour le dire rapidement, tout m’éloignait de la création. Je n’ai lu que très tard, vers 17 ans, disons. Mon premier musée vers 19 ans. Et tout cela s’inscrivant dans une histoire familiale bien-sûr. Mais je dois dire que ces premières fois tardives ont eu sur moi l’effet d’une révolution. Le double effet devrai-je dire : d’abord une rencontre inattendue et réjouissante, un nouveau rapport au monde et à la vie même ; et puis le retour au même…. Il me fallut une analyse pour faire cas de ces rencontres ; J’ai pu y formuler un jour, en séance, « j’ai un rapport indécent à la culture ». Enfant de ma génération j’avais appris très tard ce qu’était le massacre de Sabra et Chatila, et pris la mesure de ma passion de l’ignorance. Le capitalisme règne d’utiliser les ressorts humains : si le langage est démenti du réel, le capitalisme existe par la promotion et la croyance dans un Autre non castré, un démenti du démenti du réel. L’obscurantisme en est un des noms….
Bref je dévie de mon cap. Pas tant bien-sûr, mais je voulais insister sur la dimension de la lecture, qui certainement est au cœur de ma rencontre, de symptômes, avec Michel Lapeyre.
J’ai eu du mal à savoir comment je pourrais définir son rapport à l’écrit. Mais, je me disais souvent que Michel Lapeyre n’était pas un écrivain, bien qu’ayant énormément écrit. J’avais trouvé l’idée d’écrivant, qui parlait assez bien de l’effort qui est manifeste quand on lit ses textes de dire au plus juste son propos. Et puis, il y a assez peu de temps, au travail avec mes comparses, je me suis dit que la lecture est en soi un acte de création ! Ça paraît évident une fois formulé, mais pour moi il y avait là une vérité inédite ! Je finis par préférer dire qu’il n’était ni l’un ni l’autre, mais qu’il me plaisait mieux de dire que Michel Lapeyre était en fait un lecteur. Un lecteur qui a beaucoup écrit, certes. Mais avant tout un lecteur qu’une éthique à toujours poussé à dire, témoigner, voir rendre hommage aux poètes, romanciers, peintres, aux artistes qui lui apportaient tant ! L’étymologie de lire nous conduit à l’idée de recueillir en latin, recueillir et dire en grec, et le lère wallon, à choisir. Tiens ? Recueillir, choisir et dire… impliquent un sujet qui, s’il veut lire, doit savoir accueillir ce qui de lui quelque part résiste à la lecture et à la compréhension. Le pas de plus étant celui de s’en expliquer. Et je crois que ce que nous transmets Michel Lapeyre c’est aussi cela. C’est à dire une interprétation qui permette le pas de ce qui nous fait trébucher, jusqu’au nouage. Je maintiens cet équivoque : qu’est-ce qui se noue ? Et bien si le sinthome permet le nouage des trois dimensions RSI, ce qui advient de l’objet a ne nous permet-il pas de parier, voire ne se déduit-il pas d’un rapport inédit au collectif ? Penser le collectif à partir de cette logique borroméenne permet de faire un « pas sans les autres », c’est à dire à la fois de faire le pas que l’on a à faire chacun pour soi, si je puis dire ; et en même temps comme chacun des trois prisonniers que nous sommes, prendre acte dans l’après-coup que ce pas n’est possible que noués, c’est à dire collectivement. Et bien si Michel Lapeyre a mis en œuvre ce que j’appellerais un certain « art de lire », ce n’est pas sans les autres ! Sans les autres symptômes ? Peut-être bien si l’on entend avec lui que chaque individu est un prolétaire, chaque sujet est en quelque sorte un symptôme social, un retour de la vérité dans le savoir, pour reprendre une définition chère aux analystes. Ce qui implique la responsabilité des analystes, ou tout du moins des analysés, qui n’ont pas cédé devant leur monstruosité, le pousse-à- « jouir de l’autre », devant toute tentative de se débarrasser de la substance humaine en éliminant le symptôme ! D’ailleurs les attaques contre la psychanalyse sont des attaques contre la parole libre, contre une pratique qui fait cas de la nécessité du symptôme pour reprendre la formule de F. Guillen. D’où peut-on parler si ce n’est à partir du symptôme ?
L’art de lire de Michel Lapeyre est aussi un art de dire. La publication de certains de ses écrits est avant tout orientée par notre désir qu’ils soient lus, certains des effets de rencontres qu’ils opèrent, notamment de rencontre avec une pensée qui éclaire sur un réel, qui nous rend plus intelligent, dans son acception étymologique de lire entre les lignes.
Pour conclure sur ce qui est tout sauf une conclusion, je souhaite vous faire part de ce que nous avons peut-être fait un pas de plus, un pas logique : l’idée a émergé le mois dernier de créer un lieu dédié au binôme Psychanalyse et Création. Un lieu où les centaines de livres et revues de Michel Lapeyre trouveraient enfin à être à disposition, mais aussi un lieu d’exposition, de débats et de rencontres entre les deux champs, de pratique artistique, de lectures. L’art de lire entre autres arts ? Je lis, tu lis, nous lions, vous li(e)rez ?
Dominique Assor, Toulouse, le 25 novembre 2017