Publier, mettre en commun, les écrits de Michel Lapeyre
Auteur: ESPEROU Isabelle
Publier, mettre en commun, les écrits de Michel Lapeyre
Publier, mettre en commun, les écrits de Michel Lapeyre
Qu’est-ce que je fais là, ? Là, dans ce collectif. C’est bien d’avoir un temps pour se poser cette question.
De l’art à la création :
C’est la formation d’un petit collectif albigeois qui s’appelait « L’art, la psychanalyse, le politique ». celui-ci a rejoint rapidement le séminaire sur la création de Michel Lapeyre avec Bernadette Sauret, Nancy Barwell : Le nouveau séminaire sera nommé Création Psychanalyse Politique. C’est ce qui m’a donné la chance de côtoyer Michel Lapeyre, autrement, autrement que j’en avais eu l’occasion durant mes années de fac.
Dominique Assor a rejoint CPP. Et un soir, après notre réunion il nous fait part à Rémi et moi, des difficultés qu’il rencontre avec les écrits de Michel Lapeyre.
Le deuil :
Mais au-delà des rencontres, il y a choses qui m’ont accrochées à ce travail. Car, si je n’ai pas hésité, c’est étroitement lié à mon rapport à la question du deuil et de l’héritage, je pense. Héritage plus que transmission dans un premier temps. Il me semble que l’héritage est pour celui qui reçoit et la transmission pour celui qui transmet.
Pour préciser les choses, j’y voit la proximité des questions en jeu et de mon histoire. Histoire d’héritage quant à mon père et ce qu’il a laissé. S’il y a eu pour moi comme une dévastation suite à son décès et ce qu’il a entraîné, il a donné lieu à un long parcours et à la nécessité de faire que, comme après un ouragan : Les quelques petites choses récupérées trouvent place.
C’est pourquoi, quand Dominique nous a sollicités pour répertorier les écrits de Michel Lapeyre, j’ai tout de suite accepté d’y participer. Dominique avait en vue, un ouvrage qui en sortirait ; mais pour ma part, je ne m’y voyais pas du tout. Je n’avais aucune espèce d’idée de ce que cela représente en terme de travail et de projet. Je trouvais ce projet intéressant mais extérieur à moi.
Un pas, de l’héritage à la transmission :
De quel droit je me mêle de ça ? Aucun bien sûr, aucun que j’aurais acquis personnellement. Mais l’aventure collective a pu me faire dépasser cette question. Je me suis mise à répertorier, noter, classer les écrits de Michel Lapeyre…
De l’inventaire à la découverte :
Cette tâche m’a permis la découverte des travaux de Michel Lapeyre : Je suis impressionnée.
Par ses manuscrits d’abord : Je différencie ceux qui sont des travaux universitaires et ceux qui sont plus personnels.
Dans ceux qui ont vocation universitaire, les préparatifs et les références sont minutieusement repérées, listées, Freud, puis Lacan. Ce qu’il produit est écrit, travaillé, retravaillé à l’image du laboureur et de sa herse.
Je suis impressionnée par le fait qu’il garde tous ces écrits, il ne les renie pas. Ils sont les traces de son parcours, de son élaboration lente, fidèle, décidée. Ce qui fait que pour chacune de ses productions, il passe par ses multiples lectures attentives, ses amendements et ses corrections. Une fois que le texte est tapé, il est à nouveau passé au crible de la correction orthographique. Il ajoute au crayon à papier un accent, une virgule. Michel Lapeyre est un lecteur critique et cela n’exclut pas ces textes.
Et puis il y a les écrits destinés à des interventions d’école et autres.
Et là, j’ai été saisie par l’aspect « feuillu » que ces écrits pouvaient prendre parfois. Certaines pages peuvent ressembler à un parterre de feuilles. Témoignage des multiples chutes, jets, passages, dans tous les sens. Je suis ébahie par le tissu composite de mots, de traits, de renvois, de post it accumulés. Ces feuillis- ce mot n’existe pas mais devrait dans ce cas-là- m’a beaucoup émue, je veux dire leur esthétique et ce qu’il me renvoyait. Le réel de son travail est là. Au point qu’alors j’en ai fait quelques clichets que j’ai envoyés à Dominique pour lui dire que je voyais bien un ouvrage dont ce serait la couverture.
J’étais saisie par la beauté de cette frénésie, de cette jouissance d’écriture. J’éprouvais une réelle joie de voir ça. Mais également un sentiment d’intrusion augmenté. Car il me revient que dès le début de l’ouverture de ces cartons j’ai éprouvé cette impression première d’aller dans un lieu intime.
Il y a ce style direct, personnel et par ailleurs sa façon de commencer toujours ces textes par ses explications, adressées à l’assemblée qu’il rend présente, ses précautions dont je sens qu’elles sont comme des mises en bouche, des coquetteries aussi.
Et puis il y a sa pensée qui témoigne de la dynamique du débat, de l’échange, de l’appui sur la pensée de l’autre pour rebondir et repartir…
…et répartir, il ajouterait ! Parce qu’il aime ces petits déplacements qui ouvrent à la différence : pour exemple le glissement, mine de rien…du mérite au métier…
Il y a ses écrits qui sont imprégnés de sa volonté de se débattre, de ne pas en rester à un consensus, d’aller au près de son objet. Il y a cette progression par touches successives : autant de coups de stylo qui gagnent du terrain sur l’ennemi, que ce soit le capitalisme, le mépris, le cynisme, la canaillerie, la mauvaise foi…
Peu à peu tous ces écrits me deviennent plus familiers. J’y reconnais ses coups de gueules, ses affections, ses émotions de lecteur, de l’amoureux de la pensée en mouvement, de la poésie, de la langue.Voilà en ce qui concerne la forme et son style.
Le tout est que cette immersion me fait passer à autre chose : Comment lire et lier ce qui se trouve là ?
Différentes façons de lire :
Une fois cet inventaire fait, nous avons commencé à nous pencher sur un premier long écrit « la honte de vivre » qui pouvait trouver éventuellement éditeur.
A notre trio s’est ajoutée une quatrième personne. Cette nouvelle arrivée, trouvait à interroger les formules et la fidélité du texte par rapport à la pensée de Michel Lapeyre. Ce qui, je dois dire m’agaçait mais a eu le mérite de poser cette question du rapport aux écrits de Michel Lapeyre. Pouvait-on interroger certaines formules employées, supposer des coquilles, prendre ces libertés ?
Les secousses suite à l’annonce de la fin de l’apjl vont ramener à trois le collectif. Et il est passablement en panne. Comme le projet d’édition de « la Honte de vivre » qui n’a pas été retenu par l’éditeur sollicité.
Il faut une rencontre au printemps dernier avec Marie-Jean Sauret. Elle va permettre un pas de plus. Grâce à elle, nous réalisons que nous sommes enlisés dans un rapport aux textes qui relève du deuil. Or, pour qu’il y ait publication, pour qu’ils puissent être reçus, il faut s’autoriser à les arranger pour les rendre lisibles. Il s’agit, au- delà des textes, de reconsidérer la pensée vivante de son auteur.
Du collectif :
Nos échanges sont venus étoffer trois grands thèmes chers à Michel Lapeyre. Ce dernier été nous nous sommes chacun remis à relire, de façon croisée, les textes que l’on avait choisis. Après avoir abordé l’ensemble au gré de nos trouvailles, quelque chose se décide pour chacun.
Un premier lot de texte est constitué, le plus fourni peut-être, celui sur le politique. Mais pour ma part, la rencontre avec un texte m’a particulièrement accrochée
« Le lit de l’étrangère ». La voix de Michel Lapeyre y est particulièrement présente. Elle me fait me diriger vers un thème plus particulier, celui le féminin. Avec le féminin le vivant et la mort se nouent.
Ainsi, chacun de nous trois travaille à nourrir un recueil et penser un fil directeur qui est revu collectivement. Ce que je trouve assez compliqué maintenant, c’est de ne pas précipiter un travail plutôt qu’un autre. Car mon désir va sur un des recueils et pour autant il faut en passer par la lecture des deux autres : nouage et différenciation. Il me semble que, comme les prisonniers, nous devons sortir à trois.
Alors j’aborde avec vous la question du symptôme par les trajets qui sont les miens au point où ils m’appellent. Pour y faire écho voici un extrait de « De Sysiphe à Eve » de Michel Lapeyre: « Le symptôme concerne et engage (dérange et enrage ?) le désir, lequel fonctionne toujours en rappel (comme on dit en alpinisme ou dans la marine) : avec la métaphore, la suppléance, le supplément. C’est cela l’essence et la portée, révolutionnaires, du symptôme (Lacan). Et c’est par là qu’il touche au féminin dont les figures, de Pandore à Ève, témoignent qu’il n’y a pas de propriété qui vaille, ni de possession qui tienne : on a (on n’a que) tous les dons que l’on dispense, il n’y a pas d’autres biens que ceux que l’on dépense, dons et biens que l’on laisse passer, que l’on fait circuler… »
Transmission, circulation, respiration :
Il y a un passage dans le séminaire VII, l’éthique, qui aborde P244 :
« Dans ce commentaire de la pensée freudienne je ne procède pas en professeur ». Lacan explique ceci parce que les professeurs ont tendance à limiter, à rendre partielle la pensée de l’auteur: « D’où l’impression de respiration que l’on a toujours lorsqu’on se rapporte aux textes originaux- Je parle des textes qui en valent la peine. » Rien à faire, on ne peut pas faire cette économie. Je voulais retrouver le lieu précis où Lacan aborde la question d’ « un rapport sain d’une pensée à ses pères fondateurs ». « On ne dépasse pas Descartes, Kant, Hegel et quelques autres, pour autant qu’ils marquent la direction d’une recherche, une orientation véritable. On ne dépasse pas Freud non plus. On n’en fait pas non plus- quel intérêt ?- le cubage et le bilan. On s’en sert. On se déplace à l’intérieur. On se guide avec ce qu’il a donné comme directions. »
Puis, le féminin :
Ces pas faits avec Michel Lapeyre, ont accompagné un passage du combat sur fond d’amour pour le père à la découverte de la figure de « l’étrangère » que j’étais en ouvrant les cartons. Je vous laisse avec un extrait de ce texte qui m’a saisie « Le lit de l’étrangère » :
« Et enfin… enfin quoi, la femme ? Non pas la mais une, et non pas « à la une » ou « à la page », mais entre les lignes et marque-page. Ce qu’on appelle, un peu sommairement mais ce n’est pas si mal, sensibilité et finesse, intelligence (y compris
avec l’ennemi) et intuition (y compris du pire). Puis le féminin : origine ? fin ? ange qui passe ? Bien plus encore corps de la rencontre. Une femme, elle, encore et en corps, c’est l’étrangère toujours, et par elle c’est le combat avec l’ange…Celui qui casse le manche et brise le sceptre, puisqu’il les échanges avec le bâton, puisqu’il les change en ce qu’ils sont. Magie à l’envers ou inversion de la magie : renoncement au tout-pouvoir des mots sur les choses menaçantes, échange avec ce qui fait la puissance de la Chose mais quand elle est limitée par la mesure du « mot », pris entre absence et présence, posé de la parole au silence. »
Isabelle Espérou le 25 novembre 2017