L’amour a sa raison… (Le nouvel amour)
Auteur: GUILLEN Fabienne
L’amour a sa raison… (Le nouvel amour)
Juste en préambule à mon intervention, je voudrais vous faire part d’une idée qui m’est venue quand je pensais à ce que j’allais dire aujourd’hui, et que je vous livre sans plus de commentaires pour l’instant. Cependant je trouve intéressant de la verser à notre débat sur la question des choses de l’amour. Dans notre belle langue française, ce mot amour a cette particularité qui fait partie de ce qu’on appelle les exceptions. En effet, avez-vous présent à l’esprit que le mot amour est masculin au singulier et féminin au pluriel : on dit bien sûr « un grand amour », mais on dit aussi « des amours tumultueuses » ? Bon, comme cette étude de l’amour va nous amener à convoquer la différence des sexes, je pense qu’il n’était pas vain de souligner cette particularité de la langue française pour aiguillonner nos réflexions.
Venons-en donc au fait :
Il y a un poème d’Arthur Rimbaud qui s’intitule :
A une raison
Un coup de ton doigt sur le tambour
Décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour !
Ta tête se retourne : le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps, » te chantent ces enfants.
« Elève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux, » On t’en prie.
Arrivée de toujours, tu t’en iras partout.
L’amour a sa raison…
Dans le séminaire XX[1], intitulé Encore (Encore ! C’est le cri du cœur de la demande sans fin qui fonde l’amour), Lacan se souvient de ce poème de Rimbaud pour nous dire que « L’amour, c’est le signe… de ce qu’on change de raison… c’est-à-dire on change de discours. » En effet, soulignons que, dans ce poème, Arthur Rimbaud ne s’adresse pas à une femme comme nous pourrions nous y attendre, mais à « une raison ». Si le mystère de l’amour est une antienne dans le discours commun, il est étonnant que ce soit un poète, et pas n’importe lequel, celui qu’on a appelé le poète de l’adolescence, qui introduise comme cause de l’émergence de l’amour, « une raison ». C’est une idée un peu déconcertante, et qui m’est restée longtemps énigmatique. Je vais tenter aujourd’hui devant vous, de m’en expliquer.
Pourquoi Lacan nous dit-t-il, sans plus d’explication, que, au moment de chaque changement de discours, il y a émergence de l’amour ? La seule piste qu’il nous donne, c’est qu’il y a aussi, émergence du discours de l’analyste.
Je vous rappelle que Lacan invente cette catégorie de discours pour élaborer ce qui se passe dans un lien social notamment au niveau de la jouissance. Reportez-vous au séminaire XVII et au texte de l’Etourdit où Lacan développe tout cela. Ce n’est pas mon propos aujourd’hui. En revanche, on peut se poser légitimement la question de pourquoi, à tel moment, s’opère un changement de discours. Il me semble qu’on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’un moment où le discours en place ne suffit plus à faire lien. Quelque chose ne fonctionne plus dans le statut quo ante. Cela produit un désordre, une pagaille où on peut reconnaitre le surgissement du réel, c’est-à-dire, quelque chose qui ne peut plus être domestiqué par le symbolique. Rappelons au passage que le réel à cette époque de l’enseignement de Lacan, au moment du séminaire XX, est condensé dans la fameuse formule « Il n’y a pas de rapport sexuel ». En véritable passeur de l’inventeur de la psychanalyse, il ajoute que cette formule, devenue pour nous canonique, n’est rien moins que « le dire » de Freud. J’ouvre ici une petite parenthèse : le dire, ce n’est pas ce qui est énoncé, c’est ce qui n’est pas dit, mais que l’on peut déduire de tous les énoncés proférés par un sujet. Donc, Lacan nous dit que « Il n’y a pas de rapport sexuel » est le dire de Freud, quelque chose qu’il n’a pas dit mais qui est le condensé qu’on peut reconstruire à partir de tous ses énoncés. Le dire est plutôt de l’ordre de l’écrit comme on parle de « dire » dans le domaine juridique. Revenons à notre interrogation sur le moment d’un changement de discours. Il est courant de faire ce constat clinique que c’est toujours à l’émergence d’un réel, de quelque chose qui vient gripper les rouages du fonctionnement d’un sujet, qu’il se décide à aller voir un analyste pour lui dire : ça ne peut plus continuer comme cela ! Serait-il forcé de penser que ce moment de déstabilisation d’un discours qui favorise son changement, serait un moment de vacillation propice à une ouverture possible au discours analytique ?
Ce ne serait pas si étonnant quand on songe que l’agent du discours de l’analyste est l’objet petit a, cette part réelle du sujet qui choit dès l’origine dans la rencontre du petit d’homme avec le langage, avec le signifiant, dont l’effet sera justement la division du sujet, le sujet divisé. Lacan insiste sur ce fait que la constitution de l’objet a précède celle du sujet. Ainsi, l’angoisse précède-t-elle le désir. Pour ce, il rappelle le rôle essentiel que joue l’objet a qui suscite l’angoisse, l’objet petit a dans sa dimension de coupure, la coupure du sujet non pas avec le corps de la mère, mais avec une part de lui-même que sont les enveloppes embryonnaires. La naissance de l’homme ne se fait pas comme « l’hommelette », s’amuse-t-il, sans casser l’œuf. En effet, la séparation dont il s’agit, loin de passer entre la mère et l’enfant comme il est coutume de le penser, y compris dans nos milieux psychanalytiques (Les Kleiniens, les tenants de la relation d’objet), scinde l’œuf lui-même en passant entre l’enfant et le délivre, soit le placenta. Pour être une perte sèche, la séparation ne s’opère pas sans un effet bizarre (nous quittons là la biologie pour le mythe) que Lacan image ainsi : « Chaque fois que se rompent les membranes, par la même issue, un fantôme s’envole[2] ». C’est ce fantôme qu’il appelle comiquement « l’hommelette » dans un premier temps écrit avec un H, pour lui préférer ensuite le terme de lamelle. Rompant ainsi avec l’énergétique que Freud avait choisie pour rendre compte de la libido, Lacan préfère parler d’un organe, la lamelle qui représente la libido. Il nous dit ceci, je le cite :
« La libido est cette lamelle que glisse l’être de l’organisme à sa véritable limite, qui va plus loin que celle du corps[3] ». « L’être de l’organisme » est quand même une expression assez énigmatique, mais ce qui est sûr, c’est que le corps se distingue de l’organisme, et que la libido devient ici un organe hors-corps. Ainsi, l’objet a se constitue-t-il comme reste, objet détaché dans le rapport du sujet à l’Autre. Et c’est bien cet objet qui suscite l’angoisse, même et peut-être parce que le sujet ne peut ni voir, ni dire quel est cet objet. Eh bien, c’est justement cet objet irreprésentable, perte initiale dans la constitution du sujet, que Lacan met aux commandes du discours de l’analyste.
Donc vous voyez que Lacan a inventé un nouveau mythe pour rendre compte de la libido, cet organe « irréel », l’objet petit a qui est cette partie réelle de lui-même que le sujet perd dans sa naissance au champ de l’Autre, au champ du symbolique. Attention, le terme d’irréel n’est pas à prendre au sens d’imaginaire, mais comme ce qui précède le subjectif qu’il conditionne d’être en prise directe avec le réel. Insistons sur le caractère antécédent de l’objet par rapport au sujet car vous aurez déjà saisi que cette lamelle n’est rien d’autre que l’objet a comme cause du sujet. Contre toute attente, cet organe dit irréel a la plus grande proximité avec l’objet réel dans le sens où il est insaisissable par le symbolique. Il est crucial de saisir cette nuance essentielle que fait Lacan d’isoler cet objet petit a non pas comme objet du désir (L’objet du désir reste grand Phi, le phallus symbolique), mais comme objet cause du désir. Eh bien, nous allons voir que c’est la quête de cet organe perdu qui va induire, chez le sujet, l’amour en ce qu’il est la métaphore du désir. Si on ne peut trouver la cause de l’amour qui est l’interrogation obsédante de tous les amoureux (Pourquoi moi ? Pourquoi toi ?), c’est justement que l’amour est induit par la question de la cause, mais en tant que la cause est une pure béance.
Le nouvel amour : quand l’incendie se déclare dans le théâtre
Je soutiens aujourd’hui que le nouvel amour dont parle Lacan est l’amour de transfert. Etrange amour que l’amour de transfert : comment se fait-il qu’aller parler régulièrement à quelqu’un déclenche de façon quasi expérimentale des phénomènes de l’ordre de l’énamoration et ce, quel que soit le charme de l’analyste ? C’est un amour quasi expérimental, induit par le dispositif de la cure. La pensée commune, y compris celle de certains analystes, se tire de cette difficulté en considérant le transfert comme l’ombre d’un amour, la simple répétition des amours infantiles.
C’est oublier que Freud pensait déjà le transfert comme un véritable amour et que Lacan en a extrait le ressort actuel et efficient comme la mise en acte de la réalité « sexuelle » de l’inconscient. Pour sa part, Lacan n’y va pas par quatre chemins en affirmant dans son séminaire sur le transfert : « La cellule analytique, même douillette, n’est rien de moins qu’un lit d’amour. »[4] De fait, quand l’incendie se déclare sur la scène analytique selon la métaphore de Freud – il dit : le feu se déclare dans le théâtre – il s’agit d’un fait bel et bien présent, actuel que Lacan reprend, aussi sous l’égide d’une métaphore ignée qu’il appelle « Le miracle de l’amour ». Dimitris vous a déplié la chose la dernière fois. Le désirant qui tend sa main vers l’objet de son désir présentifié par une bûche, peut avoir la surprise de voir venir à sa rencontre au moment où elle s’enflamme, une autre main. L’amour est la métaphore du désir, nous dit Lacan. Elle se produit par la substitution au niveau de la bûche du désiré qui devient tout à coup désirant. Cette métaphore érastès/érômenos (le désiré devient le désirant) engendre la signification de l’amour. Je vous en fait un petit rappel : dans la situation analytique, l’analysant arrive en position d’être le lieu de cette métaphore puisque c’est en position d’érôménos, de désiré, objet des soins et de l’intérêt de l’analyste qu’il y entre. En répondant à la demande de l’analysant non pas par son amour mais par son désir intransitif, l’analyste renvoie son patient à son propre désir. Seulement, du fait même que l’analysant vient en analyse parce qu’il ne sait pas ce qu’il désire, et encore moins ce qui le fait désirer, il vient interroger l’analyste sur ce point en tant qu’il le suppose avoir un savoir sur ce qu’il en est du désir[5].
Si Lacan est allé chercher Socrate pour incarner le transfert, c’est bien parce que sa seule prétention au savoir était de dire qu’il était ignorant en tout, sauf en ce qui concernait les choses de l’amour, à savoir le désir. Nous voyons bien, dans Le Menon, la subversion qu’a opérée la pratique de sa maïeutique dans le monde de la philosophie, en allant chercher le savoir chez l’esclave sensé être le plus ignorant au départ. En supposant le savoir à l’esclave comme étant un savoir potentiel, Socrate nous dévoile le ressort du transfert comme sujet-supposé-savoir. Ce sujet supposé savoir, contrairement à ce qu’on pense communément, n’est pas le sujet sachant. Il est instauré non par l’analysant mais par le désir du psychanalyste qui se manifeste dans sa présence en acte. En répondant à la demande analysante qui est toujours en son fond demande d’amour par son désir, l’analyste, tout comme Socrate, renvoie le sujet qui s’adresse à lui à son propre désir, comme je viens de vous le dire. Le transfert se produit grâce à l’affirmation du lien du désir de l’analyste au désir du patient[6]. Rappelons que ce phénomène ne peut se concevoir qu’à partir de la loi du symbolique en tant que la fonction du désir est résidu dernier de l’effet du signifiant dans le sujet[7]. Pour le dire simplement, ce caractère quasi automatique du transfert tient à l’amour du savoir, mais pas n’importe quel savoir, celui qui viendrait répondre à la question : qui suis-je ? « Qui suis-je ? » en tant que je parle, ou mieux « Que suis-je ? » J’aime celui ou celle qui va me dire qui je suis. Il y a toujours dans l’amour une quête d’identité qui se manifeste dans l’éternelle question des amoureux : « pourquoi m’aimes-tu ? »
Si Freud avait insisté sur la dimension narcissique de l’amour, Lacan insiste davantage sur sa dimension symbolique. Entre les amoureux, s’interpose toujours la dimension de l’Autre avec un grand A. La triangulation de l’amour est ce que nous apporte Lacan et qui est un peu nouveau par rapport à la conception freudienne de l’amour. Freud avait plutôt insisté sur la dimension narcissique de l’amour. Rappelez-vous : dans son texte « Pour introduire le narcissisme », il insiste sur deux formes d’amour, l’amour narcissique où le sujet traite son moi comme un objet sexuel, et l’amour anaclitique où le sujet aime celui ou celle qui lui donne ce dont il a besoin, ou bien, celui ou celle qui le protège. Vous voyez bien qu’on n’en sort pas : au fond le sujet aime celui ou celle qui prend soin de lui, de son moi. Rien de plus égoïste donc que l’amour. Pourtant, il y a un bémol à cela. Le leurre de l’amour est si grand que la passion amoureuse peut, dans certains cas, privilégier tellement l’objet d’amour qui est devenu un idéal du moi, que ce dernier finit par venir concurrencer le moi lui-même. Vous savez : le vers de terre amoureux d’une étoile. Dans ce cas, ce dernier, le moi, en arrive littéralement à se vider, ce qui conduit Lacan à dire que l’amour peut être un véritable suicide. Il peut y avoir ainsi une pente mélancolique à l’amour dans une survalorisation de l’objet aimé au détriment d’une dévalorisation proportionnelle du moi. Donc, l’amour, dans sa face imaginaire, contient une part de pulsion de mort qui est tout à fait présente dans le mythe de Narcisse, car le sujet préfère son image, idéalisée bien sûr, à lui-même. Mais on perçoit bien ce qu’ajoute Lacan quand il insiste sur le fait que l’amour ne peut pas être seulement un jeu d’images, mais doit en passer par la demande à l’Autre qui implique par conséquent, la dimension du savoir.
Cependant, ce rapport au savoir de l’amour de transfert reste extrêmement ambigu : d’un côté, ce qui déclenche cet amour est l’amour du savoir, de l’autre côté, cet amour se révèle pour ce qu’il est dans son envers : la haine qui est passion de l’ignorance, nous dit Lacan. En fait, l’amour de transfert ouvre et ferme à la fois l’accès au savoir, ce que disait déjà Freud quand il affirmait que le transfert est le principal, sinon le seul moteur de la cure, mais se découvre être, à d’autres moments, sa principale résistance. On comprend alors pourquoi le transfert négatif où la haine prévaut sur l’amour rend la cure analytique extrêmement problématique. En fait, l’amour du savoir cache l’horreur de savoir – la castration, bien sûr. Seule la fin d’une cure permet au sujet de passer de l’amour de savoir (sujet-supposé-savoir) au désir de savoir qui se libère avec la chute du sujet-supposé-savoir, quand il découvre que le savoir n’appartient à personne, donc qu’il est un savoir sans sujet – ce qu’est l’inconscient, un savoir sans sujet.
Le dédoublement de l’objet : dédoublement de la vie amoureuse
Si je vous ai dit que l’émergence de l’amour de transfert signe le commencement d’une psychanalyse, vous pourriez m’opposer que ce n’est pas toujours le cas. Nombre de mes analysants ou analysantes me font remarquer, non sans une pointe de dépit, qu’ils ne ressentent pas pour moi ce fameux amour de transfert qui est devenu un attendu de la psychanalyse, tant il est passé dans la conscience commune. Eh bien, mon expérience m’a appris qu’il existe une autre forme d’émergence de l’amour de transfert qui passe souvent inaperçue, et pour l’analysant et même pour l’analyste non averti. Lacan nous a signalé pourtant à plusieurs reprises dans son enseignement que les effets de transfert peuvent se manifester à l’extérieur de la cellule analytique, ce que méconnaissent souvent les analystes eux-mêmes. Pourtant, on leur recommande souvent de prendre garde aux acting out de leurs analysants qui se produisent, la plupart du temps, hors des séances. N’avez-vous pas repéré plus d’une fois – je parle aux analystes qui sont dans cette salle – qu’il n’est pas rare dans les débuts d’une cure, au moment où le transfert se confirme, de voir l’analysant ou l’analysante se lancer dans une nouvelle rencontre amoureuse tout à fait inattendue. Soulignons que le caractère passionnel de la rencontre est souvent au rendez-vous. Comment concevoir cela ? Pourquoi ne pas le penser comme le dédoublement de l’objet ? En effet, comme nous l’a fait remarquer justement Dimitris la dernière fois, Lacan ne distingue pas encore nettement dans l’objet agalmatique qui est la raison du transfert, le phallus symbolique et l’objet petit a réel. Il faut attendre le séminaire X consacré à l’angoisse pour qu’il achève la distinction entre l’objet du désir, le phallus, et l’objet cause du désir, l’objet a. Cette distinction autorise parfois le dédoublement de l’objet dans la vie amoureuse. N’est-ce pas cette structure même que nous retrouvons dans le Banquet de Platon que Lacan a choisi pour déplier la question de l’amour de transfert ? Rappelez-vous l’interprétation que Socrate fait à Alcibiade après la déclaration publique qu’il vient de faire sur son amour déçu pour lui, en lui désignant l’objet de son désir en la personne d’Agathon qui vient, par sa brillance phallique, incarner l’objet du désir. C’est surement en cela que Socrate se dérobe à venir tenir son rôle de semblant d’objet a, objet cause du désir d’Alcibiade, véritable objet du transfert. Socrate se refuse à tenir auprès d’Alcibiade une véritable position d’analyste en lui révélant tout de suite qu’il n’y a rien à aimer chez lui, que la boite sensée contenir les agalmata, est une boite vide. Ce faisant, il cour circuite, chez Alcibiade, ce temps pour comprendre que représente une analyse, temps qui lui aurait permis de faire lui-même cette découverte.
Il faut bien saisir que cet objet de l’amour qui est le véritable objet du transfert (car il est aussi l’objet du fantasme) est un objet « immonde » à prendre au pied de la lettre, en ce sens qu’il est différent de tous les objets du monde. Si particulier, si voilé, si insaisissable, cet objet est souvent négligé par le sujet lui-même qui méconnait son importance d’être pourtant le maître du jeu de son désir. Ce qui peut vous en donner une idée clinique précise, c’est l’objet transitionnel de l’enfant dont la fonction a été dégagée par Winnicott. Cet objet devient le plus souvent, au fil des ans, véritablement immonde au sens courant du terme cette fois-ci, mais les parents font l’expérience de son caractère indispensable à l’enfant. Vous savez qu’il finit par ne plus ressembler à rien, mais il n’est pas question, pour l’enfant, qu’on lui fasse subir la moindre modification sans attirer ses foudres. Peut-on trouver un exemple plus probant du caractère électif de l’objet d’amour, de son choix entre tous, de sa singularité ? Rien de tel, en revanche, en ce qui concerne l’objet du désir qui est soumis lui, aux aléas des variations de la brillance phallique, ce qui favorise sa mise en série tant le désir en sa racine, est toujours désir « d’autre chose ».
C’est le chatoiement des reflets sur le voile phallique qui importe, pas ce qu’il y a derrière.
Freud avait évoqué en 1912 chez l’homme, cette tendance au ravalement de la vie amoureuse qui accompagnait son dédoublement dans un article intitulé « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »[8]. Il interprète cette dissociation de l’amour et du désir à partir du complexe d’Œdipe et de l’interdit de l’inceste. Chez l’homme, sa femme comme substitut de la mère est souvent idéalisée et aimée, mais maintenue hors sexualité, tandis qu’il va réserver son désir et sa sexualité auprès de femmes ravalées, femmes de petite vertu dont la figure est la prostituée. Mais alors, pourquoi un tel dédoublement ne se produirait-il pas aussi chez les femmes ? Freud avait déjà été obligé de noter une dissymétrie de la dialectique œdipienne entre le garçon et la fille et découvert certes un peu tardivement dans son œuvre, ce que Lacan affirmera clairement. Le véritable objet de l’inceste est toujours la mère quel que soit le sexe. Ceci explique sans doute que la femme tolère mieux la collusion entre son partenaire sexuel et l’objet œdipien qui est le père.
Lacan quant à lui, interprète la cause de ce ravalement par des raisons de structure, au-delà de l’Œdipe. Dans son article des Ecrits « La signification du phallus »[9], il nous dit que c’est le grand Autre, l’objet de l’amour par excellence, car il est l’adresse de la demande. Toute demande de l’enfant à la mère, quel que soit le besoin qui l’initie, doit en passer par le symbolique qui rabat la particularité de toute réponse au rang de signe de l’amour. Ceci abrase alors toute spécificité de l’objet demandé, spécificité qui doit donc réapparaitre sous la forme de l’objet petit a qui devient alors la condition absolue du désir. Le dédoublement de l’objet se situe là et on saisit dès lors le sens qu’il donne dans cette perspective à l’amour en 1958 : « L’amour, c’est donner ce que l’on n’a pas ». Quoi donc ? Le phallus bien sûr, car, à cette époque, Lacan ne distingue pas encore le phallus et l’objet a comme objet réel. En revanche, il nous dit déjà : pour celui qui parle, l’amour et le sexe, ce n’est pas du tout pareil. Il y a d’un côté l’amour, de l’autre côté la pulsion. Si l’homme est plus sujet au dédoublement de la vie amoureuse, c’est qu’il ne trouve pas sur le corps de sa partenaire de l’amour, l’objet qui est l’insigne de son désir dans le phallus. A contrario, pour la femme, son partenaire masculin lui permet de trouver chez la même personne, l’objet d’amour et l’objet du désir puisqu’il est porteur du phallus. Cependant, Lacan nous indique que les choses sont toujours plus complexes et qu’il n’est pas rare d’observer aussi chez elle, un dédoublement de la vie amoureuse sans nous en dire plus.
Mais, après avoir clairement distingué le phallus symbolique comme objet du désir et l’objet a comme objet cause du désir en 1963, Lacan nous donne de façon plus tangible la raison de ce dédoublement possible de la vie amoureuse. L’exercice de la sexualité impose à l’homme d’accepter le rabaissement du grand Autre, objet privilégié de la demande d’amour, en objet petit a qui se décline dans les objets de la pulsion. C’est l’objet du fantasme du névrosé puisque toute sexualité se réduit à l’exercice des pulsions à défaut de pouvoir atteindre à la génitalité attendue. Dans son effort à atteindre l’Autre sexe, le sujet échoue à n’atteindre que l’objet partiel. C’est pourquoi au terme d’objet « ravalé », je préfère celui d’objet « négligé » car il est le résultat d’une méconnaissance du sujet lui-même portant sur l’importance qu’a pour lui, celle ou celui qui incarne l’objet a comme cause de son désir.
En conclusion provisoire…
Et pour ouvrir cette question du dédoublement de la vie amoureuse, non plus chez l’homme seulement, mais chez la femme, il faut attendre le séminaire XX pour avoir une autre approche de la question qui vient rebattre les cartes si j’ose dire. Pour être simple et incisive – nous aurons l’occasion d’y revenir dans la discussion et dans nos rencontres ultérieures – le choix du sexe d’un sujet est conditionné non pas par son anatomie, mais par sa position de jouissance, toute phallique côté homme, pas-toute phallique côté femme des formules de la sexuation. Cela veut dire qu’en tant qu’être parlant, tout sujet homme ou femme, est à plein dans la jouissance phallique, jouissance de la signifiance, mais que certains, quel que soit leur sexe anatomique, peuvent atteindre aussi une autre jouissance, au-delà du phallus que Lacan nomme jouissance supplémentaire. Vous pouvez entrevoir ici la complexité clinique que ce nouveau développement théorique implique. Une femme, selon son anatomie, peut très bien « faire l’homme », à l’instar de l’hystérique, et se confronter au même dédoublement de la vie amoureuse que nous avons décrit chez l’homme. Mais, elle peut aussi, si elle est divisée dans sa jouissance entre jouissance phallique et jouissance supplémentaire, être amenée à un dédoublement de sa vie amoureuse conditionnée par cette raison même. Une femme est non seulement divisée en tant que sujet, mais peut être aussi divisée dans sa jouissance. Il arrive qu’elle ne puisse ou ne veuille pas être « toute à lui », son partenaire s’entend. Est-ce que certains dédoublements de sa vie amoureuse ne pourraient pas trouver là son origine ?
Vous voyez que nous avons encore de nombreuses perspectives de débat devant nous.
Fabienne Guillen
notes :
[1] J. LACAN, Le séminaire livre XX, « Encore » (1972-1973), Paris, Seuil, Le Champ freudien, 1975, pp. 19-22.
[2] LACAN J., Ecrits, “Position de l’inconscient”, Paris, Seuil, 1966, p. 845.
[3] Idem, p. 848.
[4] LACAN J., Le séminaire livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Seuil, 1991, p.24.
[5] Idem, p. 67.
[6] LACAN J., Le séminaire Livre XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », 1964-1965, Paris, Seuil, col. Champ freudien, 1973, p. 229.
[7] Idem, p.141.
[8] S. Freud, La vie sexuelle, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » (1912) P.U.F., 1969, pp. 55-65.
[9] J. Lacan, Ecrits, « La signification du phallus » (1958), Paris, Seuil, 1966, pp.685-695.