Briques et tuiles 16 : Briques rouges et tuiles bleues n° 3 – Une brique slovène : « Accueillir le non rapport »
Auteur: SAURET Marie-Jean
Briques et tuiles 16 : Briques rouges et tuiles bleues n° 3 – Une brique slovène : « Accueillir le non rapport »
Une brique slovène : « Accueillir le non rapport »
Marie-Jean Sauret, Toulouse les 30 mai – 5 juin 2017
Depuis un bon moment1, j’ai acquis la conviction que les limites de l’action politique résidaient dans trois caractéristiques essentielles. La première tient au courage requis pour rompre avec la logique délétère de la globalisation néolibérale : ainsi, beaucoup de personnes critiques de la situation actuelle finissent cependant par opter pour une option réformiste ou conservatrice – parce que dans tous les cas l’option retenue ne bouleversera pas plus le monde connu et leur assurera ainsi une tranquillité relative, laissant aux générations futures le soin de faire face à une catastrophe annoncée, abandonnant les victimes à un sort tempéré au mieux par la charité (puisque l’État Providence a fait faillite). La seconde découle du fait que la frange de ceux qui sont prêts à l’acte – soit à faire le saut dans l’inconnu – doit avancer des garanties économiques, sociales, politiques, susceptibles de donner une idée de ce que pourrait être une histoire qui n’est pas écrite : tel est le lot de toute situation révolutionnaire. Même pour ces sujets décidés se rajoute le problème de la logique collective qui leur permettrait de tirer la bonne conclusion au bon moment. On sait le sophisme.
Faute d’une réflexion sur le pacte social futur, la réussite des mouvements révolutionnaires – en Amérique latine il y a quelque temps, en Tunisie plus récemment – a bénéficié électoralement aux « vendeurs de sens », soit aux idéologies réactionnaires ou religieuses. Il y a là comme une difficulté à sortir de la religion, ainsi que Pierre Bruno l’évoquait dans sa brique nouvelle série n° 22. D’ailleurs ne devrions-nous pas lire également comme une protestation contre le néolibéralisme aussi bien le résultat des dernières élections aux États-Unis en faveur de Trump, que la montée des extrêmes droites en France et dans nombre de pays européens3 ? Mais bien sûr, fausse sortie, puisqu’en faveur d’idéaux prêt-à-porter, dont il faudrait faire l’inventaire.
Les contributions sont nombreuses sur les raisons de la dégradation du lien social et des solidarités, de la faillite des idéaux, de la mutation des savoirs et de leur réquisition au service des anthropologies idéologiques dont le capitalisme a besoin, de la montée du scientisme, de la généralisation du gnosticisme, etc. Laissant cela de côté, je voudrais dire quelques mots d’une perspective que la psychanalyse devrait nous aider à penser concernant ce que pourrait être une société viable, c’est-à-dire dans laquelle chacun puisse se loger sans renoncer à ce qui fait sa singularité, sans se renier. Certes, ceux qui prendraient en charge son organisation devraient rompre avec les politiques et l’économie qui y contreviennent, mais mon propos est autre…
Cette idée m’est venue à Ljubljana où j’avais été invité précisément pour mon livre Politique et psychanalyse. Et elle m’est suggérée par l’intervention d’une philosophe française, Antonia Birnbaum4, proposant une réinterprétation de ce qui pouvait amener des sujets à s’avancer ainsi : « Nous, les femmes ». Nous savons la distinction entre un « nous » communautariste de la massification, et un « nous » des « pas toutes ». Sophie Wanish, dans le même esprit, oppose deux types de « peuple » : le populisme de la massification façon extrême droite, et celui de la diversité tel qu’il apparaît dans un certain nombre d’expériences (Occupy now, Indignados, Podemos, Indignés, Nuits debout ,Syriza, et peut-être même autour de la France insoumise – liste non limitative). Il m’a semblé entrevoir là un prolongement à notre ambition d’une association non pas complémentaire, alternative aux autres, mais supplémentaire, telle que nous pourrions la penser à une échelle autrement plus grande qu’une communauté d’analystes.
Petit rappel. Non seulement le sujet ne trouve pas dans le langage la réponse à ce qu’il est, mais il en est séparé de son « être de jouissance ». Femmes et hommes se répartissent en fonction de leur option sur cet « être de jouissance ». En tant que parlant, le sujet est masculin. La position masculine est celle de celui (tout parlant en tant que tel) qui choisit de s’orienter vers la jouissance par la voie signifiante, espérant la rejoindre à l’horizon si je puis dire. La jouissance qu’il récupère par la voie signifiante est soit la jouissance du sens, comme tout parlêtre, soit la jouissance phallique, le phallus étant encore le signifiant prédisposé à localiser ce qui de la jouissance exige d’être signifié tout en mettant le signifiant en échec. La position féminine est celle du sujet qui se positionne du côté de ce qui ne se laisse pas attraper par le signifiant, côté objet, s’offrant comme cause du désir au partenaire. Elle serait alors susceptible d’une jouissance « supplémentaire » qui échapperait à l’emprise phallique, et qui la ferait « pas toute », donc…
Si les sujets se rencontrent, c’est certes parce que les signifiants s’articulent, copulent. Mais en ce qui concerne la jouissance chacun n’a affaire qu’à des bouts du corps de l’autre. Si une femme attend en vain de son partenaire qu’il identifie ce qu’elle est (du fait de l’échec du signifiant), si finalement elle ne rencontre dans la relation que son « insubstance », au moins peut-elle espérer y trouver une réponse d’amour. Cela suffit sans doute pour éclairer ce que peut bien vouloir dire qu’il n’y a pas de rapport de sexuel : là est l’impossible, le réel avec lequel le discours psychanalytique se débrouille, et dans aucune menace de castration imaginaire ainsi que le pensait Freud (voir la brique n° 13 d’Isabelle Morin5). D’où la question qui est nôtre : comment faire société avec des sujets ainsi fabriqués ? C’est ici que j’en viens à la formule d’Antonia Birnbaum (et je ne suis pas sûr qu’elle l’utilisait en ce sens) : il s’agit « d’accueillir justement le non rapport ». Celui-ci est la condition minimale pour que l’on puisse oser sa singularité (ce qui fait de chacun une exception à l’ensemble, distinct de chaque autre, étranger à soi-même), participer de la logique collective (dans laquelle on s’introduit comme objet), et faire de l’amour un possible à rebours de la forclusion de la castration par le Discours Capitaliste.
Avec la forclusion de la castration, le rejet des choses de l’amour, le tout évaluation, la réduction des rapports entre les individus à leur valeur marchande, la logique de consommation qui anime le Discours Capitaliste, est-ce que le néolibéralisme ne serait pas une idéologie du rapport sexuel ? Il promet à chacun son complément de savoir, de jouissance, son partenaire prédestiné, etc. S’il rejette toutes les figures de l’altérité, n’est-ce pas justement qu’il croit au – et redoute le – rapport avec ce qui pourrait le contaminer au profit d’un partenaire idéal ? Est-ce que cette apparente phobie généralisée ne repose pas sur une croyance au rapport sexuel avec l’autre sur un mode qui ferait de ce dernier un voleur de jouissance ?
Accepter le « non rapport » s’inscrit en faux contre ce rejet crédule du rapport avec « l’autre réel », dont les effets se voient quotidiennement dans le refoulement des réfugiés, le massacre des minorités, le mal-traitement des plus faibles, des handicapés et des malades, la persécution des « différents » – lesbiennes, homosexuels, transgenres, etc. – et de toutes les figures d’altérité, au premier chef les femmes et les enfants.
Que peut signifier concrètement cette perspective ? J’emprunte un exemple encore à Antonia Birnbaum. Évoquant la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, elle s’est intéressée aux femmes qui ont pris les armes. Il ne s’agissait pas là d’un combat pour l’égalité avec les hommes, ni d’une revendication phallique, mais de prendre sa part au changement espéré de société. Or, le premier impact a été sur les femmes qui sont restées dans les villages et qui se sont organisées pour protéger leurs « sœurs ». De proche en proche, c’est toute l’organisation sociale qui s’est modifiée dans ce nouveau partage des tâches, transformant la vie collective. La même transformation semble avoir été observée à la fin de la guerre en Allemagne, lorsqu’il a fallu gérer nombre d’entreprises agricoles et autres alors que les hommes étaient morts, prisonniers, blessés, trop vieux, ou trop jeunes… On devrait d’ailleurs regarder à ce qui se passe aujourd’hui avec la présence de femmes dans les rangs Kurdes face à DAESH et aux Turcs, ou au rôle des femmes dans la résistance et dans les luttes de libération en Amérique latine. Cet inventaire est également à faire. Et si je parie sur un premier constat de fécondation de la vie sociale et d’ouverture à l’altérité quelque forme qu’elle ait prise, il est néanmoins un autre constat terrible qui doit nous arrêter : d’où vient qu’au-delà d’un certain temps, en Algérie, en Allemagne et ailleurs dans le monde, la logique de la globalisation finisse par « pour-touter » la société, remettant les femmes dans un rôle subalterne sauf si elles sont capables de s’inscrire dans la dite logique en sacrifiant leur singularité ?
Faut-il une guerre pour que l’altérité trouve sa place ? Il faut en tout cas que le réel du sujet soit touché au point de réveiller le sujet – car, comme l’avance Lacan, au réel on s’y habitue. Nous avons à réfléchir aux conditions de ce réveil.
Je déduis aussi bien des conditions du réveil de ces femmes que de l’endormissement postérieur de nos communautés, qu’une société fondée sur le non rapport ne saurait être qu’un Work in progress : sans repos. Y sommes-nous prêts ? En tous les cas le Discours Analytique est l’un des seuls à permettre de le penser.
1 – J’ai livré la primeur de cette réflexion au séminaire « Quelle Autre politique nous voulons, pour quel Sujet, pour quel peuple, et quelle Démocratie ? », Psychanalyse et politique, Toulouse, 3 juin 2017.
2 – Pierre Bruno, « Briques rouges, tuiles bleues n° 2 », 5 mars 2017.
3 – Pour faire bonne mesure, cf. encore le succès du « non » au référendum colombien du 2 octobre 2016 portant sur l’accord de paix avec les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), malgré des sondages favorables – mais avec un fort taux d’abstention et un contexte d’intempéries dans une partie du pays : les Colombiens voulaient la paix et ont pourtant voté « non », au nom de la justice, et sans doute devant l’énigme de ce qu’allait être la cohabitation avec les citoyens nouveaux révolutionnaires. Il y a sans doute du coup quelque chose de précieux dans le fait que le président Juan Manuel Santos, pourtant ex ministre d’Alvaro Uribe farouche opposant au processus de paix, ait persévéré malgré ce résultat, ce que le prix Nobel de la Paix est venu sanctionner.
4 – Antonia Birnbaum, « ‘’Nous, femmes‘’, qu’est-ce à dire ? », Penser autrement/penser autre chose. Utopie et alternative, colloque organisé par l’Institut ZRC SASU, de Philosophie, l’Institut français de Slovénie, le Goethe-Institut Ljubljana, Ljubljana les 24-26 mai 2017.
5 – « Briques rouge, tuiles bleues n° 13 », Briques rouges, briques bleues, n° 1 de la nouvelle série, 16 février 2017.